Roger Vadim va mettre un coup de pied dans le cinéma avec un film qui va modifier l’histoire du cinéma et de la société française. « Et Dieu…créa la femme« . Voyons le regard d’un géant de la Nouvelle Vague Jean Luc Godard.
Sauve qui peut (la vie) va mettre en scène la vie de Denise et de celles de plusieurs autres femmes. Le réalisateur va reproduire un schéma déjà utilisé dans Vivre sa vie sorti en 1962, en dressant le portrait d’une femme voulant devenir comédienne, qui va peu à peu se livrer à la prostitution, afin de subvenir à ses besoins. Laurent de Sutter étudie ce thème particulier chez Jean-Luc Godard. Pourquoi dans ses films, la femme est toujours traitée de manière particulière, surtout dans le film de notre corpus, où nous oscillons entre compassion et incompréhension? L’auteur dans son livre veut renverser le côté négatif de la prostitution et voit la prostituée comme une femme libre. Toute personne qui se tient en dehors de la société est quelqu’un en quête de vérité.
Il est vrai que lorsque l’on regarde les différentes scènes où il y a des hommes venant chercher les services de ces femmes, ils paraissent tous perdus et dans une position dégradante. Une scène de Sauve qui peut (la vie) est intéressante, celle d’un couple où une femme propose une fellation alors que l’homme lui, ne demande qu’une chose, aller au cinéma et regarder un film. On a dans ce couple une forme d’inversion de la tendance de cette période, où les femmes recherchent une sécurité affective et matérielle, contrairement aux hommes, qui veulent dominer et avoir des rapports sexuels. Si nous sommes surpris c’est par ce qu’il y a une inversion des rôles, une inversion des stéréotypes et des normes. Jean-Luc Godard va créer une rupture, il est contestataire et cherche à faire un cinéma différent, un cinéma qui ne reste pas dans les normes.
Le film reprend les grands thèmes déjà développés par le réalisateur, mais rajoute une violence esthétique qui se traduit par sa manière de filmer et sa manière de monter : les sons et musiques ne sont pas mixés comme les conventions classiques le demandent – la musique se coupe brusquement, les images sont souvent suspendues et étirées par des ralentis, souvent pendant les scènes oniriques et de violence. La violence est au cœur même du sujet du film, celle que les femmes doivent exercer pour avoir une place dans société, mais aussi dans le rapport de forces entre les Hommes et les Femmes. Au-delà de l’esthétique ou même du scénario, on peut citer des passages où Denise fait du vélo et où elle est dépassée par d’autres cyclistes. Cet élément peut être interprété soit comme « Denise roule tranquillement », soit comme « Denise fait la course contre les Hommes ».

Ce film se distingue également par sa construction scénaristique : une alternance du point de vue de l’Homme et de la Femme sur la société et sur le couple durant les années 80. Les Femmes sont vues par l’Homme et les Hommes sont vus par les Femmes. L’Homme apparaît comme une victime. On a dans tout le film, la mise en perspective de ce qui a été développé en parallèle aux gender studies en faveur des femmes, celle d’une hypothèse de mise à mal de la masculinité. L’homme perdant sa position de dominant, ne sait plus comment agir. Certains usent de l’argent pour obtenir les faveurs des femmes, on peut citer les différentes scènes de prostitution, tandis que d’autres en arrivent aux mains pour continuer à exercer un rapport de force. On peut même citer le passage où le personnage masculin cinéaste nommé Godard, dit « On a envie de se toucher, mais on n’y arrive qu’en se tapant l’un sur l’autre ». Et lorsque le personnage masculin finit par s’excuser et propose d’offrir plus de temps à son ex-femme et à sa fille, ce dernier finit renversé par une voiture et le couple mère-fille le délaisse et continue sa vie. Cet acte peut-être compris par l’analyse du titre du film Sauve qui peut (la vie) qui sera traduit en anglais par Every Man For Himself, que l’on peut traduire en français par « Chacun pour soi ». Cette autre analyse du film de Jean-Luc Godard permet de voir chacun des personnages comme des êtres égoïstes, comme si la liberté des uns venait empiéter sur le bonheur commun.
Vivre sa vie : L’histoire en 12 tableaux de Nana, jeune vendeuse désargentée qui rêve de devenir actrice et en vient, peu à peu, à se livrer à la prostitution.
Cette clôture du film Sauve qui peut (la vie) ressemble étrangement à celle de L’homme qui aimait les femmes, un film sorti trois années plus tôt. Est-ce une forme de punition infligée aux hommes, qui jusqu’à présent dans les films de la Nouvelle Vague n’étaient jamais punis pour leurs mauvais comportements envers les femmes ?
Concrètement, ce film va à l’encontre de la démarche des autres réalisateurs et réalisatrices du corpus, qui prennent parti pour la cause des femmes, tel Eric Rohmer qui dans L’amour l’après-midi, plaide la cause féminine à travers le regard d’un homme : Rohmer nous présente plusieurs figures de femmes, et durant une scène de rêve, il va réutiliser plusieurs de ses actrices. Le réalisateur semble surtout traiter du couple, mais aussi de la possibilité d’avoir plusieurs types de relations avec les femmes. On a des femmes mariées, des inconnues et aussi la figure de l’épouse. Godard dans son film, va clairement exprimer par le dialogue de Denise avec un collègue photographe rédacteur, qu’on demande aux femmes d’être « sages comme une image ».
Même si dans ce film le réalisateur semble prendre ses distances avec l’esthétique d’anciens films comme Une femme est une femme ou Le mépris, la femme reste ce qui cause la perte de l’Homme. On a toujours des hommes et des femmes qui ne peuvent communiquer ensemble. Dans le film de notre corpus, la femme va utiliser comme médium les lettres, le téléphone ainsi que la conversation directe. Au final, on arrive toujours à un rapport avec affrontement corporel, comme si la femme ne pouvait exister qu’à travers un corps. Ceci empêche l’empathie complète envers la femme. La thèse d’une certaine misogynie est possible, mais quand on se réfère à des témoignages ou à des interviews de Jean-Luc Godard, celui-ci se défend en expliquant qu’il appartient à une tendance où l’on filme le monde sans y apporter un jugement personnel.
L’univers de Jean-Luc Godard est constitué de « films d’amour mettant en scène un monde où l’amour est impossible.
Chez Jean-Luc Godard, les femmes sont présentes dès le début de sa carrière. Ses personnages féminins vont sans cesse hanter l’esprit des hommes. On peut citer le film Une femme est une femme, où deux hommes tentent de comprendre une femme désirant avoir un enfant. Chez Godard, il y a un désaccord perpétuel qui est responsable du malheur des hommes, comme le souligne Laurent de Sutter, l’univers de Jean-Luc Godard est constitué de « films d’amour mettant en scène un monde où l’amour est impossible15 ». Il est donc normal que notre étude ne se soit pas intéressée aux corps idéalisés dans les films du milieu des années soixante, où nous avions surtout des films centrés sur les préoccupations sentimentales des hommes cherchant à comprendre pourquoi ils n’arrivent pas à retenir les femmes. Ces hommes apparaissent comme usés par une poursuite sans fin du sexe opposé. Michel dans A bout de souffle, dira « Je suis fatigué […] ce qui m’ennuie en ce moment c’est que je n’arrête pas de penser à elle, alors que je ne le devrais pas ». Jean-Luc Godard ne va pas montrer la femme pour montrer la femme, mais montrer un objet de désir inaccessible et surtout un corps.
Il est vrai qu’il aurait été logique d’étudier la représentation du corps de la femme dans les films dans notre corpus, mais le corps de la femme est surtout mis en avant dans les années soixante. Il apparait comme un écran où se condensent les désirs et peurs des hommes. Les différentes études d’auteurs comme Geneviève Sellier vont principalement traiter de ce sujet. Les corps sont tout particulièrement mis en avant, dans des films comme Le mépris, qui s’ouvre directement sur Brigitte Bardot nue sur son lit avec Michel Piccoli. Dans plusieurs de ses films, le réalisateur va créer une tension sexuelle dans le rapport entre les hommes et les femmes à l’écran. On peut également citer A bout de souffle où tout semble prétexte à nous montrer une jeune femme dans des positions suggestives : Michel va rejoindre Liliane dans son studio. Durant cette scène l’actrice est en pyjama, elle recherche sous les draps sa radio portative. Elle aurait très bien pu tirer les draps et la chercher, mais elle va se remuer sous les draps.
Poursuivront notre réflexion sur le corps de la femme, on constate que certains films vont se focaliser sur une partie du corps de la femme. Un peu comme pris par une sorte de fétichisme, nos personnages masculins vont idéaliser les femmes ou se focaliser exclusivement sur une partie de leur corps. Eric Rohmer parlera de l’histoire de Jérôme, obsédé par Le genou de Claire. A plusieurs reprises, le réalisateur va montrer le genou de l’adolescente, jusqu’au moment où Jérôme va trouver le courage de le caresser. Nous avons également la mise en avant du pouvoir séducteur des jambes des femmes dans le film L’homme qui aimait les femmes. Ce film est un musée de femmes, François Truffaut va avoir une façon différente de celle de Godard de filmer les femmes, mais dans Vivement dimanche sorti en 198 , nous avons la mise en avant d’une confession déguisée de la part du réalisateur, où il fait dire à son personnage masculin « Tout ce que j’ai fait c’était pour les femmes parce que j’aime les regarder, les toucher, les respirer, jouir d’elles et les faire jouir. ». Ce personnage va enfreindre les règles et la loi pour l’amour d’une femme. Dans cet aveu nous retrouvons ce qui est présent chez Godard, cette dimension où l’homme est voué à sa perte car il ne comprend pas les femmes.
En conclusion, chez Jean-Luc Godard les femmes ne sont pas comme dans les autres films de la Nouvelle Vague. Le réalisateur cristallise ses personnages dans une forme de tragédie contemporaine où l’on sait que tout finira mal, que ce soit Ferdinand qui perdra Marianne et se suicidera, Paul Godard qui meurt seul, percuté par une voiture ou encore … dans A bout de souffle. On a une certaine sympathie pour les personnages mais la distorsion permanente entre la passion de l’homme et les désirs d’indépendance des héroïnes malmenées, vont conduire à une réévaluation de notre jugement et de notre sympathie. Jean- Luc Godard est dans une sorte d’anti empathie qui est supportée également par son esthétique qui vient sans cesse briser le rythme filmique : les différentes coupures, arrêts sur images cassent l’illusion filmique. L’une des plus notables est cette scène célèbre, où Jean-Paul
Belmondo va s’adresse aux spectateurs : « Si vous n’aimez pas la mer… Si vous n’aimez pas la montagne… Si vous n’aimez pas la ville : allez-vous faire foutre ! ». Créant un arrêt dans la continuité du récit, ce qui provoque une rupture de l’illusion de vraisemblance. Ce procédé est comparable à celui de la dramaturgie de Bertolt Brecht, connu sous le terme de distanciation.
Extrait de « La représentation de la Femme dans la société de 1970-80 dans le cinéma de la Nouvelle Vague » par Julien Vachon
Sources:
- Sutter, Laurent de. Metaphysique de la Putain. Édité par LEO SCHEER Collection Variations. 2014.
- Burch, Noël, et Geneviève Sellier. Le cinéma au prisme des rapports de sexe. Vrin, 2009.
Une réflexion sur “Jean Luc Godard et l’anti empathie”