2046 : Littérature et désirs
Wong Kar Wai est un réalisateur chinois, il grandit à Hong Kong séparé de son père, qui restera bloqué en Chine. Son père était directeur d’hôtel, et ils vivront durant dix ans sans pouvoir se rejoindre. Wong dira régulièrement dans ses interviews qu’il est comme un oiseau sans patte qui ne se pose que pour mourir. Sa vie marquée par la séparation, l’exile et le mouvement permanent est très présent dans son œuvre. L’Histoire de la Chine est également utilisée comme un fond, In the Mood For Love, montre par exemple les conséquences de l’arrivée de l’autocuiseur en Chine, mais également des couples en rupture qui vivent séparés. Il faudra attendre quatre années pour qu’en 2004, il réalise un nouveau film, reprenant les personnages déjà développés dans son film précédant.

2046 est souvent considéré par la critique comme une suite à In the mood for love, le réalisateur s’oppose à cette idée et lors d’une interview réalisée au festival de Canne, il donne une explication : Ce film est une histoire d’amour, celle d’un homme obsédé par une femme qu’il a aimée et perdue. Il n’est pas la suite, mais la conséquence de In the mood for love, le spectateur assiste à une tentative d’explication d’un mystère, qu’est ce qui s’est passé durant ces trois années ? Entre 1963 et 1966? On passe de la tendresse et l’attention, au cynisme et noirceur psychologique. Il y a une blessure qui s’est creusée entre ces deux films. Qu’est-elle? Pourquoi Chow est tombé dans un amour obsessionnel, détruisant toutes ses relations avenirs. Plus il essaie de changer, plus le passé le rattrape. « Personne ne peut se défaire de son passé, on a un seul espoir c’est que 2046 nous quitte un jour »
Au-delà de l’histoire d’amour, dans ce film il y a une place importante pour l’écriture. Comment le réalisateur met-il en scène l’écriture et quelles en sont ses formes ?
Elle est l’activité professionnelle de Chow, un outil possédant une grande puissance symbolique mais également un moyen de sublimer les souvenirs afin de pallier ces désirs contrariés.
Chow est un journaliste à moitié au chômage. Pour des raisons économiques, il se met à écrire des romans érotiques. Il vit en profitant des plaisirs de la vie, il ne possède rien, à part du temps. Son temps se partage entre moments d’écriture et moments d’abstinence. On a différentes scènes où l’écrivain n’écrit pas. Ces scènes sont mises en opposition avec des plans rapides et tremblants, où le journaliste-romancier agit de manière compulsive. Contrairement à beaucoup de journalistes ou romancier, il n’utilise pas de machine à écrire. Certainement pour garder un réel contact avec la matière. Il y a un certain de corps à corps avec le papier. Les gros plans sur la plume en suspend au-dessus du papier, sont analogues à ces moments d’abstinence où il va s’abandonner au plaisir de la chair.
Si l’amie du journaliste est absente de manière physique, il y a cependant un référent symbolique à la machine à écrire. A l’ouverture du film, nous avons deux paravents sur lesquels sont imprimés des caractères calligraphiés. Cette écriture concorde étrangement à celle qui est présente sur les enveloppes de la correspondance entre la fille Wang et le japonais. Puis surgissent à l’écran des caractères utilisant une police de machine à écrire « 2046 ». La machine à écrire est le stéréotype et l’objet qui renvoie à la profession d’écrivain. Telle une opposition entre l’écriture manuscrite et celle dactylographiée. Pourquoi parler d’opposition ? L’une est la trace personnelle de l’auteur. En graphologie on étudie la psychologie d’une personne à travers son écriture. Elle est personnelle et singulière, contrairement à l’écriture dactylographiée qui est uniformisée. Elle ne permet pas de voir à travers le caractère de la personne. Le titre 2046 écrit en caractères d’imprimerie soulignerait donc l’universalité du message.
L’écriture est au centre des différentes relations de Chow. Elle lui permet de voyager et parfois de tisser une relation platonique. On a l’exemple de sa relation avec la fille du patron. Une relation qui dès les premières secondes, n’aura aucune évolution dans le domaine sexuel. Elle est telle une prison et une histoire vouée à l’échec. Il se construit en quelque sorte une relation triangulaire : Le japonais, Chow, Wang Jing-wen. Ce qui unit le japonais et Jing-Wen c’est l’amour. Tandis ce qui sépare Chow et la fille du patron c’est l’écriture trop présente.
Il y a un paradoxe dans cette relation. L’écriture est une activité qui les unit et les sépare. Il y a un plan où Chow discute avec la première fille du patron de son métier. Il est sur le côté droit de l’écran, à sa droite au centre de l’écran il y a une applique, un panneau sur lequel est noté quelque chose en chinois. L’écriture vient physiquement séparer les deux personnages. Elle est au centre de leur relation. De même quand cette femme va rentrer dans le champ, elle est cadrée entre le panneau et un livre à la main.. L’écriture agit dans cette relation comme une sorte de pacte. Les amants communiquent par une correspondance secrète et Chow n’a de réelle relation qu’à travers l’écriture d’un roman à deux mains. On a une sorte de pacte qui s’instaure sans que nul ne le sache. On a cette promesse d’écrire un roman et d’en changer la fin par amitié. L’écriture agit telle une grande instance venant s’interposer entre ces deux personnes. Puis on comprendra plus tard, que cette relation aurait pu être un grand amour. On le sait par cette confession en voix off « On passe à côté de l’âme sœur si on la rencontre trop tôt ou trop tard. À une autre époque, en un autre lieu, notre histoire eut été différente. ». Ce grand amour ne peut pas avoir lieu, non pas parce que le japonais s’interpose, mais à cause de l’écriture qui est trop présente dans la vie de Chow.

Dans 2046, l’écriture est omniprésente et elle laisse place à une symbolique très forte. De même, la forme orale est présente. Quand on raconte la légende du secret, l’écriture projetée sur les panneaux prend un tout autre sens. Comme si ce conte oral millénaire avec le passage de l’oral à l’écrit devenait intemporel et universel. On aura des échos à ces écritures lumineuses. Un plan reste cependant intéressant, celui utilisant la surimpression de l’écriture manuscrite avec l’image des empilages de livres.
Il y a une forme de parallélisme entre la révélation du secret et de l’écriture (ce qui est dit à voix haute). L’image, des écritures et des livres dans un même plan mène le spectateur sur le questionnement à propos des réelles intentions de Chow. Comme si ce parallélisme de l’écriture et de l’objet d’amour était au cœur même du film. On ne regarde pas un film sur l’amour ou un film sur les débauches d’un écrivain, mais sa tentative d’échapper à ses démons. De même on peut citer les plans en extérieur des femmes fumant ou mangeant des glaces. On va en retenir deux, l’un où on a le face-à-face entre le panneau lumineux de l’Hôtel et une femme et un second.
L’un va appuyer une fois de plus notre interprétation d’une relation où l’écriture domine. Une relation platonique, qui va cependant marquer le personnage. « Nous nous entendions à merveille, ce fut le plus bel été de ma vie, mais le plus court aussi » Le second plan qu’on retient, est particulier, car il est le seul et l’unique plan extérieur sur le toit de l’hôtel où une femme est accompagnée de Chow. Au même moment, on a la confirmation des sentiments de Chow « Il existe des sentiments qui vous prennent au dépourvu, savait-elle ce que j’éprouvais ?». Si les sentiments et l’écriture sont au centre de la vie de Chow, on peut dégager une symbolique singulière.
L’écriture permet de donner un sens à la vie de l’auteur. Mais sa vie elle-même n’est qu’une mise en scène. Il la passe à fuir. Il tente d’échapper à son passé, mais ce dernier le rattrape sans cesse. Il se confie très peu et quand il le fait c’est toujours en fin de course. Dans cette partie nous évoqueront la symbolique des mots et leur impacte sur les personnages, mais également les différentes scènes d’écriture qui viennent suspendre et étirer le temps.
La création d’un monde de science-fiction semble venir pallier les doutes existentiels de Chow. Wong Kar Wai ne cherche pas à créer une science fiction moderne, mais celle qui se construit dans la tête d’un homme tourmenté vivant dans les années 60. Chaque élément visuel puise son inspiration dans le quotidien de l’auteur. Il crée un univers futuriste calqué sur la science fiction des années 60. Comment illustrer cela ? Tout simplement par les lampadaires arrondis qui sont repris dans le monde futuriste de Chow. On peut le voir dans le plan où le japonais compte. Mais le cadrage de profil rompt la forme arrondie. On a seulement un demi-cercle. Cette figure de demi est importante. Comme si l’auteur dans ce monde se science fiction ne s’offrait jamais entièrement. On a beaucoup de retenue, beaucoup de choses qui ne sont pas dite. Tous ces non-dits créer une tension dramatique. Le spectateur reste sur un silence sans fin, un peu comme le silence de l’amour perdu de Chow.
On a une tension dramatique s’articulant entre réflexion romanesque et scènes d’écritures. Toutes les histoires ont un lieu 2046 et 2047, ce sont deux chambres. A l’écran nous avons plusieurs fois des plans sur des numéros de porte ou la clé de ces chambres. 2046 est également le lieu où jadis, un amour heureux a pu exister. Mais que reste-il quand tout est terminé ? Il ne reste plus que des souvenirs. Suite à cela, Chow n’est jamais plus un réel homme-amoureux, il est trop attaché à ses souvenirs. Il va puiser dans son quotidien des éléments comme une date d’anniversaire (12-24, 12-25), le format de papier de ses feuillets. Ces différents éléments vont venir édifier un monde futuriste, un monde en perpétuel mouvement. On a une sorte de fascination des chiffres.
Ces chiffres récurrents comme 2046, 2047, 12-24 ont des significations. Wong Kar Wai fabrique en quelque sorte une numérologie propre à son film. Cette numérologie est dite à l’orale de façon répétée, et présente de façon discrète à l’écran. Commençons par les parties de carte entre Chow et Su Li Zhen. Si Chow avait une relation d’écriture avec la première fille de monsieur Wang, celle qu’il partage avec la Mygale s’articule autour du jeu. Nous avons plusieurs fois un as de pique et le huit de trèfle qui sont tirés par Chow. Au-delà des cartes, on observe une récurrence du chiffre dix. Dix dollars est le prix pour lequel Chow est payé par feuillet produit, mais également le taux de commission demandé par la Mygale ou encore le prix d’une nuit avec sa voisine. Les chiffres peuvent également être un élément du décor comme un numéro de chambre qu’on peut apercevoir, lorsque Chow raccompagne Loulou. C’est d’ailleurs lors du premier plan sur ce numéro qu’on découvre la signification du titre. « Si je n’avais pas raccompagné ce soir-là Loulou, je n’aurai jamais écrit 2046 ». Les chiffres exercent un pouvoir décisionnel sur les actions des protagonistes, contrairement à l’écriture qui semble séparer. On a l’exemple de la nuit de Noël, la seule nuit où Chow va se comporter de façon correcte vis-à-vis de sa voisine de pallier ou simplement vis-à-vis de la fille du patron. Il ne va pas utiliser ces deux femmes, mais donner de son temps. « Le temps est la seule chose que je possède ». Cette nuit de noël va être réutilisé dans 2046-2047, mais sera sublimée en zone 12-24 et 12-25. Quand le train circule à travers cette zone, les androïdes et les passagers doivent se tenir chaud et avoir un contact physique.
Lorsque l’écriture n’est pas dans le décor, comme la ville futuriste avec des grandes enseignes comme LG, Fuji etc.… On a des cartons évoquant la fuite du temps. 24 décembre, 24h plus tard, dix heures plus tard. Toutes ces scènes d’écritures sont enfermées dans un cycle. Un cycle créant une sorte de répétition. Comme si la vie de Chow était une perpétuelle réitération d’évènements comme la fuite, l’écriture, le sexe. On a une vision du temps distordue, telle une course sans fin, qui n’a jamais réellement de fin. Tous ces chiffres et toutes ces lettres sont là, s’articulent et communiquent. Ils sont omniprésents et semble même dépasser la vie de Chow. Ces chiffrent le dominent, exercent une force sur lui. Le poussant à se retrancher ou à s’isoler. On a comme une fascination malsaine dans l’écriture, l’écriture est une activité qui se fait seul ou a deux dans le cas de l’écriture des romans de sabres. Elle est là et prend plus de place dans sa vie que les femmes. Les femmes sont une sorte de passe-temps, elles n’ont pas d’emprise sur lui, sauf celles qui se refusent à lui. Quand l’écriture se dérobe, Chow comprend que tout ce qu’il a écrit dans 2047 n’était que le reflet de sa relation avec la fille Wang. Ainsi l’écriture agirait comme un miroir. Elle est le reflet de Chow mais également une sorte d’impasse. Elle est si omniprésente qu’il ne peut s’en libérer.
L’omniprésence de l’écriture est là. On ne peut pas le nier. Cela s’illustre par des scènes comme celle où Chow permet à la fille de Monsieur Wang de téléphoner à son amant. Il regarde à travers une vitre avec des inscriptions en lettres capitales. Chow regarde à travers l’écriture. Il atteint un certain bien-être, par l’accomplissement d’une bonne action. Il est comme absorbé par cette surface, avalé par son propre monde. Dans ses histoires on a une répétition et un enfermement comme le mythe de Sisyphe, la vie de Chow est en quelque sorte absurde. Il est enfermé dans un cycle. Ce cycle peut se manifester par l’arrondi d’un trou où on va déposer un secret pour l’éternité. Les cercles sont présents partout, comme l’ovale du panneau de l’oriental hotel. Tous ces cercles font échos à la vie de Chow qui suit un même cycle sans fin. Prenons l’exemple des plans du toit de l’hôtel, comme nous l’avions évoqué précédemment. On a une symbolique de l’emprisonnement, mais nous pouvons également parler de rupture. Nous pouvons voir cela, dans un second plan de nuit. Dans lequel on aperçoit uniquement le H, emprisonné par le cadre. Ce cadrage vient briser le cercle. Un cercle reflétant la vie de la jeune fille ainée, mais aussi comparable à celle de Chow. Il est coupé du monde affectif et souvent en rupture avec la réalité.
En rupture de la réalité et souvent seul face à une page blanche. On a dans 2046, la figure de l’auteur qui n’écrit pas, Chow reste des heures devant sa page. Le temps est comme étendu. On a l’utilisation de cartons pour marquer la temporalité, le temps qui s’enfuit. Chow dit que le seul bien qu’il possède c’est du temps. A la fin du film le personnage du Japonais, figure imagée de Chow, explique qu’il est pigé sans espoir et sans réponse de la part de cette femme « Je ne maîtrisais rien, la seule solution était de rester là ». L’écriture du roman 2047 permet à Chow de faire un travail d’introspection. Il se plonge dans ses souvenirs et va projeter sa vie sur ses personnages. Son roman met en scène différentes femmes-androïdes qui vivent dans un train, un train qui navigue sans s’arrêter. Pour immortaliser cela, le réalisateur pousse l’esthétique et l’idée de cercle. On a l’exemple du plan sur le tourne-disque. Saccadé et rapide. Chow évoque en voix off « La vie reprit son cours normal.» c’est-à-dire à une vie de débauche et sans attachement. Si l’écriture de la plume est présente en tant qu’activité, on peut voir dans le premier passage d’ébats sexuels un plan sur des livrent qui tombent. Des livres appartenant à Chow. Ces mêmes pilles de livres montrés plusieurs fois. Pourquoi montrer des livres qui tombent ? Peut-être pour rappeler une fois de plus la présence de l’écriture ? Peut-être pour montrer que l’écriture domine la vie de l’auteur ?
Les livres et l’écriture semblent être devenus la seule manière au personnage principale de pallier cette absence de réponse. L’auteur écrivain devient un écrivant. Il ne peut vivre sans écrire aussi bien de manière financière que de manière existentielle. Si certains plans d’écriture sont longs et artistiques. Beaucoup d’autres sont brefs à l’image de ses relations sans lendemains. Son activité est à l’image de ses relations, bien souvent purement sexuelles. Ses romans sont érotiques, ses échanges sociaux sont uniquement tournés vers une volonté de se positionner en vainqueur, en dominant. Il repousse toute personne qui montre un semblant d’affection, mais court après des femmes qui semblent ne pas l’aimer. Sa vie est rapide, sans pause et inconstante. Pour illustrer cela, le tout premier plan d’écriture mit en scène, est court et flou. L’image s’étire comme si on entrait dans l’intimité de Chow. Puis en voix off, nous avons un début de confession de la part de cet auteur. « J’étais le roi du flirt et des aventures sans-lendemain. ». Pour fuir l’attachement, il se contentant de répondre à sa collègue de bar, que sa vie est simple « Boire c’est simple, je bois, je dors et j’oublie. ». Phrases courtes et simples, il ne cherche jamais à aller dans le sentimental. On ne sait rien de lui, et même lorsqu’il écrit, il prendra pour prétexte la transposition de l’histoire entre le japonais et la chinoise. Inconsciemment, il incarne ce japonais, prisonnier de 2046. Un être blessé qui va porter contre son corps meurtri des bandages en papier. On a une fois de plus un rapport corps à corps avec le papier. Ce rapport ce corps à corps avec le papier peut aussi illustrer une certaines connexion avec les êtres. On a la relation épistolaire entre la fille Wang et le japonais Tak. Dans le plan où la jeune fille serre contre son cœur la lettre est intéressante. En regardant le découpage de l’image, on a une fois de plus un sur-cadrage qui représenterait la reliure d’un livre. En faisant la synthèse des différents plans sur la fille Wang, on réalise qu’elle a un certain rapport très frontal avec le papier et les livres. Elle est presque toujours en présence d’un livre face à elle, ou d’une feuille de papier. Ces mots, ces papiers forment un monde.
Le monde romanesque envahit tout ce qui entoure Chow, on débute le film par un plan large sur la ville futuriste. Une ville tapissée d’écritures au néon et d’enseignes de géants asiatiques. En conclusion, nous avons un arrêt sur image de cette ville. Puis apparait à l’écran un générique de fin mêlant lettres romaines et caractères chinois. Ce générique de fin est particulier, il surprend, car on ne se rend pas compte au premier abord qu’il s’agit d’un générique de fin. On n’a pas de fond noir avec des lettres défilants, mais des caractères qui apparaissent et disparaissent. Dans ce générique se fait entendre une voix, celle d’un discours annonçant l’explication de la date historique 2046. On a comme une connexion entre le monde romanesque de Chow, le monde réel de l’auteur et l’Histoire chinoise. Elle correspond à la date cession de Hong Kong à la Chine. Elle marque une rupture.
Ce film n’est pas un mensonge. On sait que tout sera noyé par des larmes. Le premier carton du film est surement celui qui passe le plus inaperçu à la première lecture. Et pourtant sans ce carton, le spectateur n’a pas les clés en main. « Tout souvenir est baigné de larmes ». Cette introduction par cet incipit est contredite par le passage réaliste entre Chow et la Mygale. On a une contradiction à l’image même du désir de Chow. Cette introduction est déstabilisante pour le spectateur lambda ne connaissant pas le style du réalisateur. La transition entre le monde de science fiction et le monde réel se fait par un inter titre comparable à un chapitre d’un livre ou peut-être une note de bas de page. Ces notes de bas de pages sont multiples et misent en scène de façons différentes. On a parfois l’utilisation de la voix off, par exemple, l’extrait où l’auteur raconte les émeutes qui ont eu lieu en Chine. Si on peut assimiler les inter-titres à des notes de bas de page, les cadrages sont également à prendre en compte.
On peut faire une analogique du découpage de l’image avec celle de la reliure d’une livre. (Fig 4). On a à plusieurs reprises l’utilisation du sur-cadrage. 2046 est un film esthétiquement complexe, il mêle à la fois des images composites de synthèses et une photographie particulière. Rouge et jaune selon les passages. Les couleurs ne sont jamais agressives, même en 2046. Tout ce que Chow créé n’est que fiction ? Peut-être que non, il y a une part de fiction et une part de vrai. Nous l’avons vu précédemment, Chow écrit sur ses souvenirs passés. On a dans ce film une sorte de journal intime de la vie d’un homme en recherche existentiel. Chow écrit et commente en voix off, mêlant ainsi un Chow narré et un Chow narrant. Ses réflexions sont soit rétrospective comme le montre la scène où à l’écran nous avons l’androïde à l’effigie de Jing Wen et la voix off va commenter cela en disant « Elle est partie pour le Japon. ». Il y a une référence à la réalité. On parle ici de la vraie Jing Wen. C’est par la fiction que Chow tente d’y voir plus clair. C’est par une romanisation de son quotidien que l’auteur peut créer des liens entre des évènements disparates et indépendants. La voix off sert le récit, contrairement à d’autres films cette voix n’est pas simplement là pour une histoire d’esthétique, mais pour permettre de faire des transitions entre plusieurs périodes de la vie de l’auteur.
Dans ce vide existentiel et ces questionnements sans fin, on peut trouver une similitude à une phrase de Jean Paul Sartres « Je pense que c’est le danger si l’on tient un journal : on s’exagère tout, on est on aux aguets, on force continuellement la vérité. ». On a donc une recherche de la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? La vérité des un n’est pas celle des autres. La vérité n’est pas toujours universelle. Pourtant, dans son esthétique, Wong Kar Wai tente de rendre universel son message. Le réalisateur va choisir de placer des musiques emblématiques comme « The Christmas Song » de Nat King Cole. Ces musiques ne sont pas uniquement là pour apporter une esthétique et une touche occidentale, mais elles font partie du scénario. Les musiques tout comme la voix off délimite les périodes de ce film. On a d’abord la quête, la fascination pour les souvenirs, l’espoir d’une réponse et la résiliation. Toutes ces instances ressemblent étrangement aux différents stades du deuil. L’auteur qui n’écrit pas, l’auteur qui devient écrivant est donc un homme en deuil de son amour. 2047 est donc le récit d’un amour perdu. Un amour mort. Un amour qu’on doit tenter d’oublier puisque « Tout souvenir est baigné de larmes ».
Dans l’écriture, il y a une forme d’aveu, une relation épistolaire ou encore un journal intime. Le journal intime reflète les secrets, les choses qu’on ne peut pas dire. 2046 est l’histoire d’un secret. L’histoire d’un amour perdu, l’histoire d’un secret qu’on va déposer dans le creux d’un arbre. Dans le plan des lettres déchirées on a la métaphore concrète de l’inter-titre d’ouverture. Si l’écriture mène à 2046, elle déchire également. Elle déchire la vie de Chow puisqu’elle s’impose à lui. Elle fait toujours front.
L’écriture est dominatrice, Chow est dominateur. C’est surement pour cela que Chow n’éprouve de réel plaisir qu’à travers l’écriture. Il y a encore une triangulaire entre Chow, l’écriture et les femmes. L’écriture permet de réguler sa vie et son quotidien. Autour de lui il n’y a que de l’écriture, dans sa chambre, sur les murs, sur son bureau. En observant les plans sur le bureau et celui des lettres, on remarque un certain écho entre ces deux plans.
On des carrés et des formes circulaires, ainsi que la présence de l’écriture. Une écriture manuscrite qui renvoie au journal intime et à l’ordre du personnel, mais aussi l’écriture typographique. Cette écriture typographique est enfermé dans un cercle tout comme le nom de l’hôtel. L’écriture dans 2046 fait sens. Chaque plan fait l’écho d’un autre plan. Ainsi dans ce film l’écriture, les cadrages, la voix-off forment un itinéraire. L’itinéraire du voyage dans la vie de Chow et dans ses souvenirs.
En Conclusion, 2046 n’est pas seulement une chambre, elle est le lieu de création, lieu d’emprisonnement où l’écrivain se trouve prisonnier. Physiquement, mentalement, existentiellement. Entre le réel et l’irréel. La page devient un miroir de lui-même et de l’autre, que l’auteur nie l’existence. Cette zone devient progressivement un lieu d’échange pour le cinéma et la littérature. 2046, est un train. Un train qui ne peut pas s’arrêter de rouler. Entre passivité et mobilité, extériorité et intériorité, calme et révolte le train s’alimente des fantômes et de ses passagers. Zone mobile, double discours, le train promet la liberté qu’il suspend. Chow est à l’image de son œuvre. Il ne peut pas se retourner. Le dernier carton du film en est l’illustration même : « Il ne se retourna pas …et eut l’impression de monter dans un train sans fin, lancé dans la nuit insondable vers un futur brumeux et incertain!». L’écrivant a besoin de l’écriture et l’écriture a besoin de se nourrir de son écrivain.
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