Fantôme utile – Nous hantons les fantômes bien plus qu’ils ne nous hantent


Entre absurde et intime, Fantôme Utile de Ratchapoom Boonbunchachoke revisite la figure du fantôme : mémoire, deuil et politique s’entrelacent dans une fable où ce sont les vivants qui nourrissent les spectres.

Avec Fantôme Utile, Ratchapoom Boonbunchachoke livre une œuvre à la fois singulière et profondément universelle. Le film démarre sur une poussière flottant dans l’air, métaphore de ces présences invisibles qui s’accrochent à nos vies. À la croisée du cinéma de genre et d’une esthétique rappelant Tati par son humour décalé et son attention aux décors, le récit navigue entre l’absurde et l’intime : un homme voit l’esprit de sa femme réincarné dans un aspirateur. Derrière cette situation insolite se cache une réflexion sur la mémoire, le deuil et la manière dont les vivants nourrissent les fantômes par leurs souvenirs, leurs blessures et leurs refus d’oubli. Loin d’une simple comédie fantastique, Fantôme Utile interroge notre rapport au passé et la nécessité de dialoguer avec ce qui persiste, même quand cela dérange.

Un film drôle et esthétique

Le film propose une immersion dans le cinéma de genre, mais avec des éléments qui rappellent un peu Tati dans le design et la manière de filmer les décors, mais aussi dans le rythme comique.

L’histoire permet aussi de voir les lady-boys autrement, certes l’aspect sexuel est présent, mais le film essaie de construire quelque chose de l’ordre du devoir. Ici, il est étudiant et fait des recherches sur des statues illustrant le passé. Il essaie de rendre service et d’être respectueux des valeurs et des différentes règles de politesse.

On parle de fantômes, mais du souvenir, du temps qui passe et comment les vivants nourrissent ces êtres qui ne veulent pas partir.

Bien que ce ne soit que fiction, on a dans ce film le fantasme de pouvoir cibler des souvenirs et pouvoir les effacer de manière très précise. Un peu comme la carte mentale du film Eternal Sunshine, on s’aventure dans une forme de modélisation plus que romancée. Cependant, tout comme en psychanalyse ou dans les thérapies se basant sur l’hypnose, effacer un souvenir, quelqu’un n’est pas anodin et bien souvent, on comprend après coup combien les blessures et les souvenirs sont des fantômes utiles.

Les fantômes dans la culture thaïlandaise

Dans la culture thaïlandaise, les fantômes ne sont jamais de simples apparitions. Ils incarnent des drames inachevés, des injustices non résolues, des morts prématurées ou des mémoires volontairement effacées. Ratchapoom Boonbunchachoke, en s’inspirant de la légende de Mae Nak — cette femme morte en couches qui continue d’aimer son mari au-delà de la mort —, inscrit Fantôme Utile dans cette tradition tout en la détournant avec humour et ironie. Ici, l’esprit d’une femme s’incarne dans un aspirateur, figure à la fois domestique et absurde, rappelant que même les objets les plus banals peuvent devenir les réceptacles de nos deuils et de nos attachements.

Le cinéaste insiste : les fantômes sont comparables à la poussière. Ils s’infiltrent partout, ignorent les frontières, se déposent sur nos existences sans qu’on les ait invités. Comme la poussière, ils ne disparaissent jamais vraiment ; on les chasse, ils reviennent, et finissent par révéler l’essentiel : ce ne sont pas eux qui nous hantent, mais bien nous qui les nourrissons. Les souvenirs, les regrets, les blessures non cicatrisées alimentent ces présences invisibles. Chaque histoire inachevée, chaque secret de famille, chaque injustice politique devient le terreau de spectres persistants.

Ainsi, le film nous montre des fantômes incomplets : voix sans corps, silhouettes translucides, ombres capables seulement de déplacer des objets. Ils n’ont pas la plénitude des vivants et cherchent sans relâche à être entendus. Mais cette quête est moins celle des morts que celle des vivants eux-mêmes : en refusant d’oublier, en projetant nos désirs et nos peurs, nous leur donnons une place. La Thaïlande, rappelle le réalisateur, est remplie de fantômes parce que tant de morts violentes et de disparitions restent sans justice. Le cinéma devient alors l’allié des spectres, l’espace où ils retrouvent un corps, une voix, une visibilité.

C’est là que réside la puissance politique de Fantôme Utile. Effacer une mémoire, comme on rase un bâtiment, revient à créer un nouveau fantôme. Les monuments détruits, les idéaux effacés deviennent des spectres collectifs, rappelant que l’histoire ne s’efface jamais tout à fait. Le réalisateur filme les fantômes comme des figures de protestation, des résistances fragiles face à l’oubli imposé.

Mais derrière cette dimension politique se glisse aussi une approche intime, presque psychanalytique. Comme dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, effacer un souvenir paraît séduisant, mais cela signifie aussi gommer une partie de soi. Les blessures sont des fantômes utiles : elles nous rappellent qui nous sommes, elles empêchent la réécriture lisse et stérile du passé. Les fantômes sont donc moins des ennemis que des complices de notre humanité.

Au-delà du récit, Fantôme Utile se distingue par plusieurs dimensions fortes. La poussière, omniprésente, devient métaphore des exclus de la société, invisibles et balayés selon la volonté des puissants. La structure narrative adopte un système de poupées russes, mêlant voix off, rêves et récits imbriqués qui troublent la frontière entre réel et imaginaire. Le film s’ancre aussi dans la culture thaïlandaise en revisitant la légende de Mae Nak, célèbre histoire d’amour entre un vivant et un fantôme. Sur le plan politique, Ratchapoom Boonbunchachoke évoque la destruction des bâtiments du Parti du peuple, assimilée à une tentative d’effacement de la mémoire collective, génératrice de nouveaux spectres. Enfin, le soin apporté au design de l’aspirateur et à la robe de Nat traduit visuellement l’humilité, le poids du passé et la condition du fantôme condamné à travailler.


Fantôme Utile dépasse largement le cadre d’une comédie fantastique ou d’un récit de possession. En mêlant humour absurde, critique sociale et réflexion intime sur le deuil, le film construit une fable universelle : nous sommes tous habités par des fantômes, qu’ils soient personnels ou collectifs. Ils incarnent nos mémoires blessées, nos histoires incomplètes, nos idéaux effacés. Le génie de Ratchapoom Boonbunchachoke est de rappeler que ces spectres ne cherchent pas à nous effrayer, mais à nous parler. Et que c’est bien nous, les vivants, qui les faisons exister en refusant de lâcher prise. Les fantômes sont les témoins de ce que nous ne voulons pas oublier — et peut-être la preuve que le passé, loin de disparaître, insiste toujours pour dialoguer avec le présent.

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Note : 4 sur 5.

27 août 2025 en salle | 2h 10min | Drame, Fantastique
De Ratchapoom Boonbunchachoke | 
Par Ratchapoom Boonbunchachoke
Avec Mai Davika Hoorne, Witsarut Himmarat, Apasiri Nitibhon
Titre original Pee Chai Dai Ka


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