Avec Le Pays d’Arto, Tamara Stepanyan signe un film de deuil et de déplacement intérieur, où une femme affronte l’ombre d’un mari disparu et celle d’un pays meurtri. Une traversée intime, politique, et profondément incarnée.
Céline, Française installée à Paris, se rend en Arménie pour régulariser la mort de son mari Arto. Elle découvre alors qu’il lui a caché une large part de son identité, de son passé et de son engagement dans une guerre toujours ouverte. Cette démarche administrative devient un voyage initiatique. Arto, ancien combattant, hante le récit comme une présence spectrale, à la fois intime et politique. Sa disparition révèle une histoire collective enfouie. Sur sa route, Céline croise Arsiné, figure de résistance et de fidélité à une terre menacée, qui l’entraîne à regarder autrement le pays, ses blessures et ses silences. Le film avance ainsi entre enquête, mémoire et traversée morale.
Un film sur l’invisible, le deuil et sur les non dits.
Un film sur une guerre que la géopolitique européenne ne met jamais en avant, pourtant encore vivante. On découvre dans ce récit cette image d’éternels fantômes. Arto lui-même devient un être trouble ayant fui un pays et dont on ne sait rien. Le plus étrange, c’est sa force à hanter sa femme et ses proches, ceux qu’il a laissés au pays et ceux qu’il s’est créés en France.
Céline représente ceux qui ne savent rien et pensent offrir un peu d’un ascendant à travers cette demande de double nationalité. Devenir Arménien signifie également devoir rendre des comptes et faire son service militaire. Il en est de même pour de nombreux pays, une double nationalité n’est pas un simple nom ou passeport, c’est aussi cette histoire sociopolitique qui accompagne cette identité.
Le Pays d’Arto ne cherche pas à expliquer l’Arménie par le discours ou la pédagogie géopolitique, mais par l’expérience sensible. Tamara Stepanyan inscrit son film dans une approche héritée du documentaire, où le réel affleure par les corps, les paysages, les silences et les gestes quotidiens. L’Arménie y apparaît comme un territoire marqué par des conflits successifs, notamment ceux du Haut-Karabagh, et par un état de tension permanent, presque invisible pour l’Europe, mais omniprésent dans les vies ordinaires .
Le film refuse toute posture explicative ou touristique. Céline n’est pas une observatrice surplombante, elle arrive avec une démarche administrative banale, presque froide. C’est précisément ce décalage qui permet au spectateur de ressentir la violence latente du réel. À mesure qu’elle avance, elle comprend que demander une nationalité, c’est aussi hériter d’une histoire, d’un rapport à la guerre, à la perte et à la responsabilité. L’Arménie n’est jamais réduite à un décor mais filmée comme une matière vivante, traversée par la mémoire, les ruines, les gestes, les voix et les paysages .
Le personnage d’Arto condense cette mémoire collective. Ancien combattant, il incarne plusieurs guerres à la fois, celles de 1994 comme celles plus récentes. Sa présence fantomatique dit la difficulté à faire le deuil dans un pays où les morts continuent d’habiter les vivants. À travers lui, le film évoque une nation marquée par l’exil, la perte et la répétition des tragédies, mais aussi par une capacité de résistance et de renaissance.
Ne pas fermer les yeux, ici, signifie accepter de regarder ce que l’Europe regarde peu. Le film rappelle que ces conflits ne sont ni abstraits ni lointains, mais inscrits dans des corps, des familles, des transmissions. En choisissant le point de vue d’une femme étrangère qui devient peu à peu impliquée, la réalisatrice crée un pont entre spectateur et réalité arménienne. Ce déplacement progressif évite le didactisme et fait naître une compréhension émotionnelle, presque organique, de ce que signifie vivre sous la menace, continuer à aimer, et transmettre malgré tout .
Un casting intense et juste
Le film repose sur un trio d’interprètes d’une grande justesse. Camille Cottin incarne Céline avec une retenue habitée, une intériorité qui laisse affleurer la douleur sans jamais la surjouer. Son jeu traduit un courage discret, celui d’une femme qui avance malgré la sidération et le doute. Face à elle, Zar Amir impose une présence puissante et incarnée. Son personnage d’Arsiné concentre la force, la fidélité et la résistance d’un peuple, tout en échappant aux archétypes. Leur relation, faite de tension et de solidarité, structure le film. Autour d’elles, les comédiens arméniens apportent une authenticité essentielle, nourrie par une tradition théâtrale forte et une proximité réelle avec l’histoire racontée.
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31 décembre 2025 en salle | 1h 44min | Drame
De Tamara Stepanyan |
Par Tamara Stepanyan, Jean-Christophe Ferrari
Avec Camille Cottin, Zar Amir Ebrahimi, Shant Hovhannisyan
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