Exister sans Spotify : la dépendance paradoxale des musiciens à l’ère du streaming


Le mouvement de boycott de Spotify s’amplifie : de plus en plus d’artistes dénoncent une rémunération jugée indécente. Pourtant, exister sans la plateforme est devenu presque impossible. Entre économie de la data et quête d’indépendance, le dilemme reste entier.

Une fronde de musiciens contre la logique du « tout-streaming »

Depuis plusieurs années, Spotify est devenu le symbole d’une économie musicale profondément déséquilibrée. Les artistes indépendants, mais aussi des figures installées du rock, du jazz ou du hip-hop, dénoncent un modèle qui valorise la visibilité au détriment de la valeur réelle des œuvres. La rémunération moyenne par écoute reste dérisoire : quelques millièmes d’euro seulement. Pour toucher un revenu équivalent à un salaire mensuel modeste, il faut plusieurs millions de streams, un seuil inaccessible pour la majorité des musiciens.

Le mouvement de boycott a pris une nouvelle ampleur depuis la pandémie, lorsque les revenus de concerts – principal soutien des artistes – se sont effondrés. Des musiciens, du punk au folk, ont décidé de retirer leurs catalogues ou de n’y publier qu’une partie de leurs œuvres. Au-delà de la rémunération, ils dénoncent aussi la standardisation des formats : algorithmisation des écoutes, rotation de playlists favorisant toujours les mêmes genres et domination du single sur l’album. Spotify incarne une logique qui transforme la musique en flux constant plus qu’en œuvre artistique.


Des majors obsédées par les chiffres et la data

Si les artistes contestent, les majors, elles, s’adaptent parfaitement à cette économie du chiffre. Leur discours commercial repose désormais sur des statistiques : nombre de streams, taux d’engagement sur Spotify, portée sur TikTok ou Instagram. Les directeurs artistiques ne parlent plus de mélodie ou de texte, mais d’analyses comportementales et de stratégie algorithmique. Les décisions de signature et de promotion dépendent de ces courbes, plaçant les musiciens dans une course épuisante à la visibilité.

Cette « datacratie musicale » favorise les profils déjà établis ou les artistes à fort pouvoir viral, laissant sur le carreau des scènes entières plus discrètes : rock indépendant, chanson d’auteur, jazz contemporain. Pour survivre, certains labels adaptent leur production aux standards du streaming : durées plus courtes, refrains immédiats, rythmes homogènes. Le son se formate à l’écoute passive. Ainsi, même ceux qui dénoncent Spotify doivent composer avec ses règles implicitement imposées, sous peine d’être invisibles dans un marché où les plateformes dictent les tendances.


Le paradoxe de l’invisibilité hors plateforme

Malgré la colère, rares sont les artistes pouvant réellement se passer de Spotify. En 2025, la plateforme concentre encore plus de 30 % du marché mondial du streaming audio. Pour un public habitué à l’accès instantané, ne pas y figurer revient à disparaître du radar. Les médias, les festivals et même les attachés de presse exigent souvent un lien Spotify dans les dossiers d’écoute. L’absence y est perçue comme une anomalie, voire un handicap commercial.

Les artistes qui tentent l’autonomie doivent bâtir de véritables écosystèmes : boutique Bandcamp, chaînes YouTube monétisées, newsletters et financements participatifs. Certains parviennent à créer des communautés fidèles, capables d’acheter directement leur musique, mais cela demande un travail de communication colossal. Dans cette économie de l’attention, la visibilité devient la monnaie principale. Et Spotify, en dépit de sa rémunération minimale, reste le principal outil pour la conquérir. C’est là tout le paradoxe : pour dénoncer la plateforme, il faut d’abord y exister.


Jamendo, une alternative aux contours ambigus

Parmi les solutions alternatives, Jamendo s’est longtemps présentée comme la plateforme des indépendants et du licensing libre. Fondée sur l’idée de partage et d’émancipation vis-à-vis des majors, elle offrait un cadre pour publier ses œuvres sous licence Creative Commons, favorisant ainsi une diffusion plus souple et communautaire. Mais le paysage a changé : avec Jamendo Licensing, la plateforme s’est rapprochée des logiques des grandes banques musicales.

Le service propose aujourd’hui aux entreprises, studios ou producteurs audiovisuels d’acheter des licences pour utiliser les morceaux dans leurs projets commerciaux. Ce modèle, en apparence plus juste, repositionne cependant les artistes dans une économie de l’illustration sonore. La musique devient un élément parmi d’autres d’un discours publicitaire, souvent déconnecté de l’intention initiale de l’auteur. Jamendo se retrouve donc à mi-chemin entre l’utopie d’une indépendance totale et la nécessité de s’insérer dans un système de droits et de diffusion marchande. L’alternative s’est professionnalisée, mais au prix d’une perte de spontanéité.


Trouver un chemin alternatif : indépendance ou isolement ?

Exister sans Spotify devient un acte politique autant qu’artistique. Certains musiciens assument cette marginalité, préférant vivre de leur public de niche plutôt que de céder à la logique des grands chiffres. Des labels artisanaux, des collectifs ou des festivals promeuvent ces circuits parallèles : ventes physiques limitées, streaming sur des sites coopératifs, concerts privés et mécénat participatif. Ces démarches recréent une économie vivante, mais encore précaire.

La clé pourrait venir d’un modèle hybride : garder une présence sur les grandes plateformes uniquement comme vitrine, tout en orientant les auditeurs vers des canaux indépendants où la rémunération et la relation directe sont restaurées. D’autres militent pour la création de plateformes publiques ou coopératives, gérées par les artistes eux-mêmes. L’enjeu dépasse la simple question du profit : il s’agit de reprendre la maîtrise du sens et du temps dans un environnement où tout se consomme à la seconde. En cela, la résistance au modèle Spotify n’est pas un refus de la modernité, mais une tentative pour lui redonner une dimension humaine.


Quitter Spotify, c’est risquer l’effacement, mais y rester, c’est accepter des règles injustes. Entre dépendance technologique et quête de souveraineté artistique, les musiciens cherchent encore la juste place. Le combat n’est pas seulement économique : il est culturel, voire existentiel.

Pourquoi certains artistes continuent d’être sur Spotify ?


De nombreux artistes de la scène musicale dénoncent l’attitude des majors du streaming, qui les rémunèrent de manière insuffisante. Ces majors, concentrées sur l’exploitation des données et leur analyse, perpétuent un modèle basé sur la rentabilité numérique. Paradoxalement, même si les artistes s’opposent à ce système, ils finissent par promouvoir Spotify et s’abonner à la plateforme, contraints par les réalités économiques du marché.

POURQUOI CE COMPORTEMENT PARADOXAL ?
Il s’agit d’une forme de dissonance cognitive. Ce phénomène se produit lorsqu’il y a un écart entre les attitudes, croyances ou comportements d’une personne, ce qui génère une tension psychologique. Dans ce cas précis, les artistes dénoncent l’attitude des majors du streaming, qui les sous-paient, et pourtant, malgré cette dénonciation, ils continuent de promouvoir Spotify et d’y être abonnés. Ce comportement montre une contradiction entre ce qu’ils déclarent (leur désaccord avec le système de rémunération) et ce qu’ils font réellement (utiliser et promouvoir la plateforme qui les désavantage).

Les artistes, comme beaucoup d’autres, peuvent être pris dans un dilemme où leurs actions sont guidées par des facteurs externes (comme le besoin de visibilité et de revenus via des plateformes qui dominent le marché) plutôt que par leurs convictions profondes.

Cette situation crée une tension interne, car la dissonance cognitive peut les pousser à justifier inconsciemment leur comportement, par exemple en se disant que c’est la seule manière d’atteindre un large public ou d’obtenir une rémunération indirecte via des performances, des concerts, etc.


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