Jone Sometimes, immersion dans la vie d’une aidante


Jone Sometimes explore avec pudeur le passage brutal à l’âge adulte quand la maladie frappe un parent. À Bilbao, entre la fête et le silence, Sara Fantova filme les aidants, l’amour et la mémoire, dans un drame sensible où grandir devient une nécessité plus qu’un choix.

Avec Jone Sometimes, Sara Fantova signe un premier long métrage d’une grande pudeur, ancré dans un moment de bascule où la jeunesse se confronte brutalement à la fragilité des figures parentales. Sans jamais forcer l’émotion, le film observe cet instant précis où l’insouciance commence à se fissurer, non par choix, mais par nécessité. À Bilbao, en plein cœur de la Semana Grande, la vitalité collective, la fête et le tumulte populaire entrent en collision avec l’intime, la maladie et le silence domestique. Cette simultanéité donne au film une tension douce, presque organique, entre élan vital et perte annoncée. Jone Sometimes ne cherche ni l’effet, ni le pathos, mais capte au plus près un état, celui d’un passage irréversible vers l’âge adulte, quand les repères d’hier vacillent et que l’on comprend soudain que ceux qui nous ont portés ne sont plus invincibles. Une œuvre sensible, discrètement politique, qui parle du temps, de la mémoire et de ce que l’on apprend trop tôt à laisser derrière soi.

Une histoire ordinaire et le silence des aidants

Jone a 20 ans. L’été s’ouvre à Bilbao, et avec lui la promesse des fêtes, des amitiés débordantes, de la première histoire d’amour, vécue comme une évidence. Mais en arrière-plan, la maladie de Parkinson de son père progresse, imposant un autre rythme, un autre rapport au réel. Le film suit ces deux mouvements parallèles, sans hiérarchie, laissant coexister la pulsation de la ville et l’immobilité inquiétante de la maison familiale. Jone traverse les rues, les concerts, les nuits partagées avec Olga, tout en revenant sans cesse vers ce foyer où les rôles s’inversent peu à peu. Le père, interprété par Josean Bengoetxea, devient une figure fragile, marquée par des silences lourds et une mémoire qui se délite. Face à lui, Jone avance à tâtons, incapable de formuler ce qui se défait, mais contrainte de l’affronter.

Autour d’eux, la petite sœur apporte une respiration, une parole plus libre, presque salvatrice, là où les adultes n’arrivent plus à se dire. La relation amoureuse, quant à elle, n’est jamais traitée comme un sujet en soi, mais comme un point d’ancrage vital, un espace de mouvement et de douceur dans un monde qui se fragilise. Jone Sometimes dessine ainsi le portrait d’une jeune femme en transition, oscillant entre plusieurs mondes, cherchant sa place au moment précis où les certitudes se dérobent, et où aimer devient aussi une manière de survivre.

Un bel essai sur les aidants

Le film est un bel essai sur les aidants, leur vie qui n’est plus vraiment comme avant. Il n’y a plus rien de normal. Jusqu’à présent, le film ayant marqué les esprits était Gilbert Grape. Il nous faisait entrer dans le quotidien d’un gars gentil, qui aidait sa mère et son frère… Quant à lui-même, il ne demandait plus rien à la vie. D’où cette fameuse question rhétorique : : « Que peut bien manger Gilbert Grape ? » Ici, la proposition est différente, plus diffuse, plus contemporaine, moins frontale, mais tout aussi douloureuse. Le film ne cherche pas l’exemplarité ni le sacrifice héroïque, mais l’usure silencieuse, l’épuisement progressif, la façon dont l’existence se déplace presque malgré soi autour de la maladie. Être aidant devient un état, non un choix, et le quotidien se recompose autour de gestes répétés, de silences, de renoncements minuscules en revanche cumulés. Le temps se dilate, l’avenir se floute, et la vie personnelle s’efface doucement derrière celle de l’autre.

Une vie de sacrifices

Les aidants se sacrifient : faire des études courtes, choisir des métiers où le temps est plus maniable et donc aller vers la voie de la précarité. Ils vivent une tension non-stop entre le travail où ils vont courir sans fin, puis à la maison doivent encaisser de nombreuses tâches et lorsqu’ils vivent un peu pour eux-mêmes, la culpabilité revient.

Cette réalité sourde irrigue tout le film, sans jamais être soulignée, mais constamment ressentie. Chez Jone, cette pression ne se formule pas encore en mots, elle se manifeste ailleurs : dans le corps, dans l’instabilité émotionnelle, dans ce besoin vital de mouvement et de fuite. Le film montre comment l’aidance s’impose progressivement comme une norme silencieuse, avant même que l’on prenne conscience de ce qu’elle coûte. Le passage à l’âge adulte ne se fait plus par choix, mais par nécessité, sous contrainte d’un réel qui ne laisse aucune alternative. Aucune révolte frontale n’existe, seulement une adaptation forcée, imparfaite, souvent bancale, où l’on tente de préserver des espaces de vie malgré tout. C’est précisément là que le film touche juste : dans cette impossibilité de se penser pleinement soi-même quand la maladie d’un proche redéfinit chaque priorité, chaque horizon, chaque renoncement. Graduellement, on évite de faire venir les amis, on ne rentre plus passé une certaine heure. La vie devient un calendrier rythmé au besoin d’un autre. La question de qui se soucie de Jone s’impose ? Qui pense à ses désirs, ses rêves et aspirations brutalement, fracassés en plein vol ?

Ici, l’héroïne est dans une forme de rejet de la réalité et le plus fort est de voir ce père progressivement chercher à accompagner sa fille vers la zone de non-retour. Cruel supplice, car il n’avait pas su le faire avec sa propre femme, qui avait eu un cancer. Une forme d’héritage macabre ainsi qu’une preuve d’amour sincère : offrir la liberté à ses proches de pouvoir reprendre le cours de leur vie.

Ce mouvement inverse, presque contre-nature, trouble profondément. Le parent n’essaie plus de retenir, de protéger à tout prix, mais semble accepter, voire faciliter cette bascule. Comme si accompagner signifiait aussi cesser de lutter. Cette dynamique dit beaucoup de la culpabilité, du regret et de l’impuissance. Le film capte ce glissement sans jugement, laissant apparaître la fatigue morale d’un homme marqué par un échec passé, incapable de refaire le combat, et choisissant inconsciemment une autre forme de présence. Ce choix, parfois dérangeant, parfois bouleversant, donne au récit une densité morale rare, où aimer ne signifie plus forcément sauver.

Un film indé entre poésie et miroir d’une société dans laquelle le poids des maladies vient à rendre fantomatique l’aidant, l’ombre de sa propre vie, absorbé par celle de ce proche sur le déclin. Le film regarde cette disparition progressive avec une grande délicatesse, sans misérabilisme ni discours appuyé. Il montre comment l’identité se dissout lentement dans le soin, comment l’existence devient périphérique, suspendue, presque invisible aux yeux du monde. En cela, il s’inscrit pleinement dans notre époque, où l’on parle peu de ces vies en retrait, essentielles mais épuisées. Un film modeste en apparence, mais profondément juste, qui laisse une trace durable précisément parce qu’il refuse tout effet et préfère la vérité des êtres.

Pour aller plus loin avec ce film :

Le film est né d’un geste intime. Sara Fantova a découvert les journaux personnels que son père écrivait dans sa jeunesse, un matériau brut, chargé de mémoire, qui a fait naître l’idée d’un dialogue à distance entre un parent et son enfant. De là est venue la figure de Jone, confrontée à la dégradation de son père atteint de Parkinson, au moment précis où elle découvre l’amour et la liberté. Le film s’est construit autour de cette tension entre désir de vivre et peur de perdre, avec la volonté de raconter le passage à l’âge adulte lorsque les parents cessent d’être des piliers indestructibles.

Le tournage s’est déroulé en deux blocs distincts, l’un dédié aux scènes de fête pendant la véritable Semana Grande de Bilbao, l’autre centré sur l’espace familial et la maladie. L’équipe était volontairement réduite, une douzaine de personnes seulement, pour préserver la discrétion et le naturel. Les actrices n’avaient pas le scénario en main : le travail reposait sur l’improvisation et l’oralité, afin que les scènes s’incarnent de manière fluide, presque inconsciente, au plus près du réel

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Note : 5 sur 5.

17 décembre 2025 en salle | 1h 20min | Drame, Romance
De Sara Fantova | 
Par Sara Fantova, Nuria Dunjó López
Avec Olaia Aguayo, Josean Bengoetxea, Ainhoa Artetxe
Titre original Jone, batzuetan


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