Kirill Serebrennikov livre avec La Disparition de Josef Mengele un portrait glaçant de l’idéologie nazie survivant à la défaite. À travers August Diehl, il explore la fuite du “médecin d’Auschwitz” et la banalité du mal, dans un noir et blanc obsédant où la morale s’effondre.
Adapté du roman d’Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov est un film dense, dérangeant et d’une puissance visuelle rare. August Diehl incarne l’ancien médecin d’Auschwitz, en fuite après la chute du Reich. Le réalisateur russe adopte une approche à la fois sensorielle et introspective, scrutant les abysses d’un monstre ordinaire sans jamais chercher à l’excuser. Entre noir et blanc oppressant et éclats de couleur liés aux souvenirs du camp, l’œuvre explore la banalité du mal chère à Hannah Arendt et interroge la justice divine face à l’impunité des bourreaux.

La cavale de Josef Mengele
Kirill Serebrennikov suit la cavale de Josef Mengele, l’« Ange de la Mort », réfugié en Amérique du Sud après la guerre. De Buenos Aires au Brésil, il se cache sous diverses identités, hanté par ses crimes et poursuivi par le spectre d’une Allemagne disparue. August Diehl, d’une intensité glaçante, compose un homme double, rationnel et délirant, enfermé dans sa logique perverse. À ses côtés, Max Bretschneider incarne Rolf, le fils venu chercher des réponses, tandis que Dana Herfurth et Frederike Becht donnent voix aux femmes oscillant entre fascination et effroi. Chaque regard, chaque silence devient une confession implicite. L’absence de remords de Mengele rend son humanité d’autant plus terrifiante. Le film s’impose comme un huis clos existentiel où la fuite devient métaphore de la négation même du réel.
La chute d’un régime, la destruction lente d’une idéologie trop ancrée
La Disparition de Josef Mengele s’ancre dans l’immédiat après-guerre, quand les ruines matérielles de l’Allemagne masquent à peine celles de sa conscience morale. Le film révèle comment, derrière la reconstruction apparente, s’est perpétuée une culture du déni. En suivant Mengele dans son exil sud-américain, Kirill Serebrennikov expose la complicité silencieuse d’un réseau d’anciens nazis, d’industriels et de familles influentes. La guerre est terminée, mais l’idéologie survit : le mythe d’une Allemagne pure continue d’empoisonner les esprits.
Le réalisateur montre un monde où le Mal se banalise, où la survie passe avant la mémoire. La société d’après 1945 n’est pas purifiée : elle recycle ses criminels. L’Argentine et le Brésil deviennent les nouveaux refuges d’une élite déchue qui se dissimule sous les masques d’honorabilité. Le film évoque un Occident prêt à tolérer l’innommable pour préserver l’ordre.
Ce contexte post-hitlérien est filmé avec une rigueur clinique : les rues poussiéreuses de Buenos Aires, les intérieurs figés de fermes tropicales, la chaleur suffocante qui remplace la neige d’Auschwitz. Tout y respire la culpabilité enfouie. Serebrennikov rappelle que la guerre ne s’est pas vraiment achevée : elle s’est déplacée à l’intérieur des consciences. La couleur, réservée aux flashbacks, marque l’ironie tragique d’un temps que Mengele juge « heureux », celui de ses crimes. L’artiste, en convoquant Arendt et Stanislavski, pousse le spectateur à regarder sans détour la monstruosité ordinaire. Le film interroge la responsabilité collective, celle de ceux qui ont laissé faire, aidé ou détourné le regard. Il pose une question vertigineuse : qu’est-ce que le châtiment, quand la société elle-même refuse de juger ? Dans cette tension, La Disparition de Josef Mengele n’est pas seulement un récit historique, mais un miroir tendu à notre époque, où le révisionnisme et la mémoire sélective continuent d’éroder la vérité.
Un film éprouvant sur une période sombre de l’Histoire – Notre avis
Un film éprouvant où la grande majorité des protagonistes crient et gesticulent comme s’ils étaient possédés. Un film lourd avec une dimension brutale dans l’idéologie et le fanatisme de la pensée prônée par Hitler.
L’aspect esthétique est particulier, les souvenirs sont colorés quant au reste du film en noir et blanc, comme pour montrer un temps perdu, qui ne reviendra jamais, celui de l’insouciance du bonheur dans un contexte étrange, voire dissociatif : le bonheur effréné en pleine guerre et actes barbares. Cependant, certaines scènes muettes sont pleines de force et poésie, les dialogues sont plombants, parfois tellement violent qu’on se retrouve face à une distanciation Bretchienne ! Il ne s’agit pas réellement d’une distanciation brechtienne, mais plutôt un effet de contraste créé d’un décalage esthétique et émotionnel : la violence des dialogues brise la poésie visuelle et crée une rupture de ton, une dissonance volontaire entre beauté et horreur. Les deux séquences de mariage sont deux repères dans le film où quelque chose semble se briser dans la logique esthétique et narrative. La première casse la poésie des plans non dialogués, la seconde mène à la mort.
Comprendre comment fonctionne le malaise permanent face à ce film ?
Le film repose sur une véritable dissonance cognitive, utilisée comme moteur dramatique et moral. Kirill Serebrennikov confronte deux réalités inconciliables : la beauté formelle et la barbarie. Les souvenirs de Mengele, colorés et lumineux, évoquent pour lui une période heureuse — alors qu’il s’agit d’Auschwitz, lieu d’expérimentations et de tortures. Ce contraste crée un choc perceptif : le spectateur ressent la fracture entre esthétique et éthique. Cette tension traduit la capacité humaine à compartimenter sa conscience, à justifier l’horreur sous couvert de devoir ou de science. En plaçant le spectateur dans la tête de Mengele, le réalisateur met en lumière le mécanisme psychologique décrit par Hannah Arendt : la banalité du mal. Cette dissonance devient ainsi la vérité du nazisme lui-même — un monde où la culture, la logique et le raffinement coexistent avec la cruauté absolue.
Un film où la pensée aryenne contamine tout, tout devient une forme de peur du complot juif. Les différents protagonistes vivent dans un culte passé d’une Allemagne forte et tentent de justifier ce qui n’est point défendable.
Avec La Disparition de Josef Mengele, Kirill Serebrennikov signe une œuvre dérangeante et essentielle. Au-delà du récit de fuite, le film interroge la mémoire collective et la complaisance du monde face au mal. En plaçant le spectateur dans la tête de Mengele, le cinéaste ne cherche pas à justifier, mais à comprendre comment un être humain bascule dans la monstruosité. Ce questionnement rejoint les réflexions de Hannah Arendt sur la banalité du mal, mais aussi celles d’une Europe encore traversée par les fantômes de son histoire. Dans ce mélange de froideur clinique et de lyrisme visuel, le réalisateur offre une méditation troublante sur la responsabilité morale et sur le prix du silence.
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22 octobre 2025 en salle | 2h 16min | Biopic, Drame, Historique
De Kirill Serebrennikov |
Par Kirill Serebrennikov
Avec August Diehl, Maximilian Meyer-Bretschneider, Friederike Becht
Titre original Das Verschwinden des Josef Mengele
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