Avec Ni Dieux Ni Maîtres, Éric Cherrière signe un film singulier : un conte médiéval où la révolte se mêle à la poésie, où l’ambiance hypnotique, les visages marquants comme Édith Scob et Jenna Thiam, et la lenteur assumée créent une œuvre rare.
Avec Ni Dieux Ni Maîtres, le cinéma français s’aventure dans une zone délicate : celle où la fable politique, la fresque intime et l’exercice de style visuel doivent trouver un équilibre. Le film propose un récit qui se nourrit de ses contradictions : une lenteur assumée, une atmosphère pesante mais poétique, des visages familiers mêlés à des révélations. Loin du pur film de divertissement, il interpelle par son ambition et convoque des échos historiques, philosophiques et cinéphiles. C’est un film qui, dès ses premières images, revendique un territoire esthétique singulier, fait de tension contenue, d’ombres et de silences.
Au cœur d’une révolte
L’histoire s’ancre dans un contexte de révolte, où se croisent des figures marquées par la lutte, l’idéalisme et la désillusion. Au centre, un personnage en quête de sens, oscillant entre la nécessité de survivre et la tentation de croire en un monde meilleur. Les protagonistes portent en eux les cicatrices du passé : anciens militants, êtres écorchés, figures marginales qui incarnent autant de visages de la résistance. Le film suit leur confrontation à l’autorité, aux institutions et à leurs propres démons. Chaque personnage apparaît comme un miroir déformant d’une société fracturée, où l’on cherche encore à définir ce que signifient liberté, justice et destin collectif.

Rapport de force et droit de cuissage
Au centre de Ni Dieux Ni Maîtres se trouve une réflexion glaçante sur les rapports de domination. Inspiré par Michelet et La Sorcière, Éric Cherrière met en scène le droit de cuissage comme métaphore ultime du pouvoir arbitraire exercé par les maîtres sur les plus faibles. Le seigneur Ocam, incarné par Pascal Greggory, impose sa loi en s’arrogeant les corps, réduisant les femmes au rang de biens que l’on prend ou que l’on échange.
Cette violence n’est pas seulement physique, elle est aussi symbolique : elle illustre la manière dont les dominants s’érigent en propriétaires des vies des autres. Face à lui, les villageois incarnent la fragilité, mais aussi la résistance, rappelant que même dans l’asservissement, il existe des sursauts de dignité. Le film ne cherche pas à esthétiser cette brutalité, mais à la confronter à notre regard, en soulignant qu’elle n’appartient pas qu’au Moyen Âge : elle résonne encore dans nos sociétés contemporaines à travers les rapports de pouvoir, d’injustice et de domination.
Un film d’ambiance et un casting fait de visages connus
La force première du film réside dans son ambiance. Une photographie qui privilégie les clairs-obscurs, une mise en scène qui s’autorise la lenteur, presque la contemplation, comme pour donner au spectateur le temps de ressentir plus que de comprendre. Cette lenteur sera perçue par certains comme une qualité rare, une respiration face au flux d’images formatées, mais pourra rebuter ceux qui cherchent une narration plus directe.
Côté casting, on retrouve Stéphane Henon, bien connu des téléspectateurs de Plus Belle la Vie, qui surprend dans un rôle à contre-emploi, plus nuancé et sombre. Son visage familier permet de brouiller les repères, offrant une lecture nouvelle de son jeu. À ses côtés, Édith Scob, actrice marquante du Pacte des Loups, vient rappeler qu’il existe une tradition française des films de genre ambitieux, où les comédiens apportent une densité héritée de leurs parcours. Mais la véritable révélation se nomme Jenna Thiam, pépite du casting, qui incarne une énergie brute et fragile, capable de magnétiser la caméra sans jamais tomber dans la démonstration. Sa présence donne au récit une intensité particulière, comme si chaque plan avec elle condensait le cœur du film.

Le choix des acteurs épouse volontairement des archétypes : le chef charismatique, l’outsider mystérieux, la figure féminine ambivalente. Mais loin de se contenter de caricatures, le film joue sur la familiarité et la mémoire collective des spectateurs : chaque visage évoque un rôle passé, une époque, un souvenir cinématographique. C’est cette superposition qui enrichit la réception. L’ambiance s’en trouve renforcée : les décors, souvent dépouillés, la lumière travaillée à l’extrême et la bande sonore minimaliste construisent un climat hypnotique. On sort du visionnage en ayant l’impression d’avoir traversé un rêve fiévreux, à la fois fascinant et inquiétant.
Anecdote et projet du film
Le projet de Ni Dieux Ni Maîtres a germé autour d’une volonté claire : proposer un cinéma d’auteur qui assume son inscription dans l’histoire des luttes tout en cherchant une esthétique personnelle. Le dossier de presse insiste sur la genèse collective du film, porté par une équipe soudée, où la démarche artistique et politique s’entrelacent. Anecdote intéressante : le tournage a été marqué par des choix radicaux de mise en scène, notamment l’usage de décors naturels et la décision de tourner certaines scènes en plans séquences, pour accentuer l’immersion. Cette approche artisanale, presque militante, a façonné l’identité du film. Plus qu’une fiction, Ni Dieux Ni Maîtres apparaît comme une déclaration de cinéma : un espace où se confrontent mémoire, engagement et poésie visuelle.
Un film d’ambiance et un réalisateur passionné
Si Ni Dieux Ni Maîtres séduit par son atmosphère singulière et ses visages marquants, il doit autant à son esthétique qu’à la personnalité de son réalisateur, Éric Cherrière. Philosophe de formation, romancier et documentariste, il aborde le cinéma avec une vision transversale nourrie de littérature, d’histoire et d’une immense cinéphilie. Sa trajectoire est atypique : auteur du polar noir Cruel, salué dans plusieurs festivals, il est également connu pour ses romans comme Je ne vous aime pas ou Mon cœur restera de glace, où l’on retrouve déjà cette mélancolie brute et cette obsession du temps qui passe. Son cinéma ne cherche pas l’efficacité immédiate, mais une résonance plus intime, presque intemporelle.
Dans ce film, il revendique l’héritage d’un cinéma des années 50 à 70 qu’il admire : les westerns d’Anthony Mann, les fresques italiennes, le cinéma de cape et d’épée européen, les films de samouraïs ou encore le péplum. Son ambition n’est pas de recopier ces références, mais de les fondre dans une matière nouvelle, métissée, où les frontières s’effacent. Il cite d’ailleurs Michelet et La Sorcière comme point de départ symbolique du récit : un texte qui, bien qu’excessif, exprime avec force la violence des rapports sociaux et de genre. Cette approche érudite donne au film une profondeur inattendue : derrière la fable médiévale, il y a une réflexion sur nos sociétés contemporaines, sur la permanence des dominations et sur les choix que nous posons chaque jour.

La lenteur du rythme, la sobriété des décors et la minutie des chorégraphies de combat vont dans ce sens. Le cinéaste refuse l’ultra-violence gratuite : il recherche une forme d’étrange douceur dans l’affrontement. Les armes brandies deviennent métaphores, les gestes chorégraphiés évoquent davantage un dialogue qu’une simple brutalité. On retrouve dans ce travail une volonté de faire du film une méditation visuelle, où le temps, les rides, les visages marqués par l’âge sont autant de symboles de notre propre finitude. La présence d’acteurs âgés, comme Jean-Claude Drouot, ou d’une figure mythique telle qu’Édith Scob, illustre cette volonté de capter le passage du temps à l’écran. Pour Eric Cherrière, filmer un visage, c’est enregistrer la mémoire et confronter le spectateur à sa propre condition.
Au-delà de ses têtes d’affiche, Ni Dieux Ni Maîtres s’appuie sur une distribution secondaire solide qui renforce l’impact dramatique. Saleh Bakri, remarqué dans Le Bleu du caftan, apporte une intensité rare, tandis que Pascal Greggory incarne Ocam avec cette gravité héritée de ses grands rôles dans La Môme, La Reine Margot ou Jeanne d’Arc. Jean-Claude Drouot, inoubliable dans Le Phare du bout du monde aux côtés de Kirk Douglas, donne à l’Ancêtre une humanité touchante. À leurs côtés, Matila Malliarakis, Richard Duval et Guillaume Tobo complètent un ensemble varié, donnant de la profondeur aux personnages secondaires. Cette richesse se double d’un travail d’écriture nourri par des influences littéraires précises : Jules Michelet et La Sorcière, qui sert de socle philosophique au récit, mais aussi Dickens, Conrad et La Tour de guet d’Anna Maria Matute, références qui inspirent la construction de certains rôles, notamment celui de Pascal Greggory. Ces ancrages littéraires offrent au film une densité supplémentaire, reliant la fresque médiévale à des questionnements universels sur le pouvoir, la mémoire et la domination.
Cette passion du réalisateur transparaît à chaque image : il y a chez lui le désir de revisiter des genres populaires avec la rigueur d’un artisan, mais aussi la sensibilité d’un poète. Ni Dieux Ni Maîtres n’est pas seulement un film d’ambiance, c’est la déclaration d’amour d’un cinéphile à un cinéma sans frontières, où le spectacle et la réflexion s’entrelacent dans un même geste.
Ni Dieux Ni Maîtres n’est pas un film qui cherche l’efficacité immédiate, mais une œuvre qui s’impose par son atmosphère, son casting singulier et surtout la passion de son réalisateur. Éric Cherrière signe ici une véritable déclaration d’amour au cinéma des genres métissés, empruntant au western, au péplum, au film de samouraï comme à la fresque historique. Derrière l’intrigue médiévale, il convoque Michelet et la question des rapports de domination, tout en explorant le passage du temps à travers les visages marqués de ses acteurs. Il refuse la brutalité gratuite, préférant transformer chaque affrontement en métaphore, chaque regard en énigme. On sort du film avec la sensation d’avoir traversé une fable sombre mais profondément humaine, où la frontière entre rêve et mémoire s’efface au profit d’une expérience de cinéma rare et personnelle.
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3 septembre 2025 en salle | 1h 17min | Historique, Aventure
De Éric Cherrière |
Par Éric Cherrière, Isabel Desesquelles
Avec Saleh Bakri, Pascal Greggory, Richard Duval
ACTUALITE – MARDI 2 SEPTEMBRE 2025 à 20h00 à l’ESPACE SAINT-MICHEL
L’AVANT-PREMIÈRE EXCEPTIONNELLE du film de Éric CHERRIÈRE avec Saleh BAKRI, Jenna THIAM, Pascal GREGGORY, Édith SCOB.
Ouverture des portes à 19h20 – Adresse 7 Place St-Michel, 75005 PARIS. Projection suivie d’un débat avec le réalisateur. Infos et tarifs : espacesaintmichel.com
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Une réflexion sur “Ni Dieux Ni Maîtres, un film d’ambiance et contemplation”