Prison dorée et chaos intérieur : dans Family Therapy, Sonja Prosenc dissèque l’illusion de la perfection familiale. Entre tensions invisibles, miroir social brisé et empathie étouffée, un film dérangeant où chaque grain de sable révèle le vrai dysfonctionnement.
Dans Family Therapy, Sonja Prosenc dresse le portrait glaçant d’une famille slovène enfermée dans une villa de verre, symbole de transparence et pourtant véritable prison dorée des apparences. En apparence harmonieux, leur monde est celui d’une perfection factice, aseptisée, minutieusement orchestrée pour cacher les failles. Mais dans ce microcosme figé, chaque grain de sable vient faire exploser la machine. L’irruption d’un jeune homme venu d’ailleurs, Julien, figure douce mais provocatrice, déclenche une série de ruptures internes. Entre névrose, tension et quête de perfection, Family Therapy est un film sombre et dérangeant, une radiographie clinique d’une société qui se pense protégée, mais s’effrite au contact du réel.
La prison dorée des apparences
La maison de verre où se déroule Family Therapy n’a rien d’un simple décor : elle est un personnage à part entière, un vivarium luxueux qui expose les Kralj tout en les enfermant. Ce lieu est comme une « forteresse de verre qui isole du réel », cette maison suggère une ouverture illusoire sur la nature, tout en maintenant les membres de la famille coupés de toute interaction authentique avec le monde extérieur.
Tout dans cette demeure est de l’ordre du contrôle et apparence : des costumes aux gestes millimétrés, en passant par la musique de Purcell choisie pour sa grandeur ironique, la mise en scène souligne une tension constante entre l’image qu’on veut projeter et les tensions enfouies. La famille Kralj maintient l’illusion d’un équilibre, mais l’on comprend vite qu’il ne repose que sur une succession de non-dits, d’inhibitions et de rituels vides.
Cette illusion de perfection sociale est aussi une critique de l’ultra-bourgeoisie déconnectée. En refusant l’empathie, en érigeant des murs transparents, mais infranchissables, les personnages se condamnent à l’asphyxie affective. Le film interroge ainsi notre propre rapport à la représentation : combien sommes-nous à maintenir une façade « Instagrammable », quand nos vies intérieures s’effritent ? En cela, Family Therapy décrit magistralement la prison dorée des apparences, celle où l’on s’enferme pour paraître, quitte à perdre tout lien véritable.
Un grain de sable venant faire exploser la machine
Ce grain de sable, c’est Julien, interprété par Aliocha Schneider, dont l’arrivée bouleverse l’équilibre fragile de la famille. Il n’est pas là pour juger, mais sa seule présence suffit à faire sauter les verrous. Fils illégitime du père, étranger culturel et linguistique, Julien est un miroir tendu aux Kralj, qui fait ressortir leurs failles cachées et expose leur hypocrisie.
Julien est à la fois provocateur et doux, sans intention moralisatrice. C’est précisément cette ambiguïté qui le rend explosif. À travers lui, la réalisatrice convoque une figure pasolinienne — celle de l’étranger qui révèle — tout en s’éloignant de la satire pure pour tendre vers une exploration intime de l’empathie. Julien déstabilise non par ses actions, mais par ce qu’il fait remonter chez les autres.
Le basculement du récit survient lorsqu’une autre altérité fait irruption : celle d’une famille migrante, placée à côté des Kralj dans une scène nocturne bouleversante. Cette juxtaposition renforce la fracture sociale et souligne le thème central du film : ce n’est pas l’autre qui menace notre équilibre, mais notre refus de l’accueillir.
Chaque réaction face à Julien devient une mèche allumée. Olivia, la mère, s’effondre peu à peu ; les autres se révèlent incapables de maintenir l’image qu’ils ont construite. Ce sont les failles intérieures, celles qu’on nie ou qu’on refoule, qui finissent par faire exploser la machine. Ainsi, Family Therapy montre que ce n’est pas l’extérieur qui menace la famille, mais le retour du réel dans un monde construit sur le déni.
Entre névrose, tension et quête de perfection, Family Therapy est un film sombre et dérangeant.
Tout dans Family Therapy est tension contenue, violence invisible, dérive silencieuse. Sonja Prosenc orchestre son film comme une lente déconstruction de la façade familiale, déplaçant progressivement le spectateur du confort de la critique sociale vers l’inconfort d’un drame intérieur.
Les personnages incarnent chacun une forme de névrose : Olivia, l’architecte du contrôle, lutte pour maintenir l’ordre d’un monde qui s’écroule ; le père, figé dans sa duplicité, refuse d’assumer ses responsabilités ; les enfants, quant à eux, vacillent entre la révolte et la résignation. Le jeu des acteurs est fragile et puissamment nuancé, rend palpable cette implosion émotionnelle.
La quête de perfection est ici un poison lent, injecté dans chaque geste quotidien. Le maquillage, les costumes, l’architecture même deviennent des masques. Mais à mesure que l’équilibre cède, la mise en scène accompagne cette chute : les plans se désaxent, la maison devient moins nette, plus vivante, le film glisse de la pureté froide vers le chaos organique.
L’humour noir agit par touches, non pour soulager, mais pour accentuer l’absurdité tragique de ces personnages prisonniers de leur propre théâtre. Le film évite les effets spectaculaires pour creuser dans l’intime, jusqu’à atteindre ce point de non-retour où les masques tombent, parfois brutalement, parfois dans un souffle.
Dérangeant, Family Therapy l’est parce qu’il nous renvoie à notre propre besoin de contrôle, à notre peur panique de perdre pied. Il interroge les murs invisibles que nous érigeons autour de nos familles, de nos privilèges, de nos douleurs. Et s’il dérange, c’est parce qu’il met le doigt sur cette faille universelle : on ne peut pas vivre dans la perfection sans s’y perdre.
En décrivant la prison dorée des apparences, Family Therapy nous confronte à cette obsession contemporaine de paraître irréprochable, quitte à s’enfermer dans le silence, l’hypocrisie et la peur de l’autre. Chaque grain de sable — un fils illégitime, une famille étrangère, un geste d’humanité — suffit à révéler les fractures profondes d’un monde qui tient plus du décor que de la réalité.
Cette famille est dysfonctionnelle parce qu’elle vit dans l’illusion d’une perfection imposée, entretenue par un environnement de contrôle total : une villa de verre, luxueuse, mais aseptisée, un quotidien chorégraphié, des silences maintenus pour éviter tout débordement émotionnel. Ce besoin de paraître irréprochable les pousse à rejeter toute forme d’altérité, y compris celle qui vient de l’intérieur, à l’image de Julien, le fils illégitime. En cherchant à conserver une façade harmonieuse, la famille nie les tensions, les douleurs, les failles — jusqu’à l’implosion. La villa, symbole de transparence, devient alors une cage, où le réel ne peut plus entrer, et où la moindre perturbation fait s’effondrer l’édifice. Ce désir maladif de perfection n’est pas une force : c’est une stratégie de survie qui les coupe du monde, les isole entre eux, et les empêche d’aimer sincèrement.
Une guerre des milieux – Normal vs Pathologique
Family Therapy démontre avec une acuité glaçante que la norme n’a rien de naturel ni de moral : elle est un artifice culturel, souvent absurde, que l’on perpétue par confort ou par peur du regard des autres. La famille Kralj vit dans un monde d’apparences, une société de contrôle doux où tout débordement est suspect, où le silence poli vaut plus que la vérité. Dans ce microcosme, la normalité devient une tyrannie : il faut être élégant, tempéré, en santé, bien éduqué, et surtout ne pas faire de vagues. Mais derrière cette façade se tapit une tension sourde, une violence passive, une névrose collective.
Sonja Prosenc oppose cette norme à l’étrangeté douce, mais révélatrice de Julien, le fils illégitime. Sa simple présence agit comme une fissure dans le mur de verre. Il n’est pas anormal, mais il n’est pas conforme. Et c’est cette non-conformité paisible qui met toute la famille face à son propre vide. L’hypocrisie devient palpable. La maison elle-même, décrite comme une « forteresse de verre », incarne cette norme stérile et figée, qui isole sous prétexte de transparence.
Le contraste est saisissant : ce qui est présenté comme “normal” dans le film — cette famille bourgeoise, bien mise, respectable — devient à l’écran proprement anormal, presque monstrueux. Une sorte de famille Addams inversée, où tout semble en ordre, mais où l’angoisse suinte dans chaque recoin. Ce décalage dérangeant nous force à interroger nos propres repères : le pathologique ne réside-t-il pas justement dans cette quête de perfection ?
Car comme le montre le film, le normal et le pathologique sont des constructions culturelles, des conventions qui varient selon les milieux sociaux et les époques. Family Therapy nous tend un miroir cruel : parfois, ce qui est perçu comme normal est en réalité le vrai dysfonctionnement.
Entre névrose, tension et quête de perfection, Sonja Prosenc signe un film sombre, précis et profondément humain, où le chaos n’est pas spectaculaire, mais lentement distillé jusqu’à l’effondrement. Le message est clair : l’illusion de la perfection est un piège. Ce qui sauve, au fond, ce n’est pas l’ordre ou l’esthétique, mais l’émergence fragile de l’empathie.
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27 août 2025 en salle | 2h 02min | Comédie dramatique
De Sonja Prosenc |
Par Sonja Prosenc
Avec Aliocha Schneider, Marko Mandić, Katarina Stegnar
Titre original Odrešitev Za Začetnike
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