Porté par Kathleen Chalfant, À feu doux suit Ruth, octogénaire pleine de vie, qui découvre une nouvelle existence en maison de retraite. Entre mémoire vacillante et passion intacte pour la cuisine, elle apprend à se réinventer dans un quotidien inattendu.
Primé à la Mostra de Venise, À feu doux de Sarah Friedland bouscule les représentations du vieillissement. À travers le regard tendre et lucide porté sur Ruth, ancienne cuisinière confrontée à la perte de mémoire, le film explore la reconstruction de soi dans un environnement souvent perçu comme une fin, mais qui devient ici un nouveau départ. Inspiré par l’expérience personnelle de la réalisatrice auprès de proches atteints de démence et nourri par une collaboration inédite avec des résidents, le film conjugue authenticité et poésie. Entre désir, mémoire et don de soi, À feu doux réinvente le coming of age pour célébrer la force et la continuité des vies, à tous les âges.
Le don de soi par le plaisir des papilles, un sandwich fait avec le cœur
Ruth n’a rien perdu de son appétit pour la vie. Ancienne cheffe créative, elle exprime aujourd’hui son histoire et ses émotions à travers un art culinaire intime : celui du sandwich. Ce choix, loin d’être anodin, permet à Sarah Friedland de raconter un parcours politique, culturel et affectif par les sens. La mémoire vacillante de Ruth rend chaque geste plus instinctif, chaque association de saveurs plus libre, comme une forme de langage qui échappe à l’oubli.
Loin de tout pathos, le film souligne combien cuisiner devient pour Ruth un acte de transmission et de lien, un moyen de s’ancrer dans le présent tout en honorant un passé qu’elle ne raconte plus en mots. Les détails choisis – un ingrédient précis, un rituel de préparation, une manière de servir – tracent un portrait subtil d’une femme engagée, marquée par les révolutions féministes et pacifistes des années 70.
Dans ce rapport à la nourriture, il y a autant de plaisir offert aux autres que de résistance intime : composer un sandwich, c’est aussi affirmer que, malgré les pertes, il reste toujours une place pour la créativité, l’échange et la joie simple de voir quelqu’un se régaler.

Anatomie d’un esprit qui s’efface
À feu doux déploie un récit à la frontière du documentaire, porté par une mise en scène qui épouse la réalité des lieux et des visages. La caméra observe sans intrusion, captant la manière dont la perception de Ruth se recompose au fil des jours. La réalisatrice évite les flashbacks explicatifs, préférant inscrire la mémoire de Ruth dans des gestes et des sensations du présent.
Les scènes, souvent cocasses ou tendres, reposent sur l’interaction authentique avec de vrais résidents, impliqués dès l’écriture et la préparation. Cette proximité donne au film une vérité rare : chaque sourire, chaque silence devient signifiant.
La perte de mémoire n’est pas ici un effacement pur et simple, mais une réorganisation de l’identité. Ruth semble parfois plus proche de son enfance ou de sa vie de jeune femme que de son rôle de mère. Ses souvenirs lointains s’imposent avec netteté, tandis que les repères récents s’estompent. Cette temporalité fragmentée n’est pas présentée comme une faiblesse, mais comme une autre manière d’habiter le monde.
Loin d’un récit de déclin, le film insiste sur la continuité des désirs, sur la possibilité d’être pleinement vivant à tout âge. La relation entre Ruth et ses soignants, filmée avec délicatesse, montre que le soin est aussi un espace de réciprocité. En contrepoint, la relation avec son fils explore une intimité parfois déroutante, mais sincère, où chacun apprend à rejoindre l’autre là où il se trouve.
Autour du film
Né d’une expérience personnelle marquante, À feu doux trouve son origine dans le lien de Sarah Friedland avec sa grand-mère, atteinte de démence, et dans les années qu’elle a passées comme aide-soignante auprès d’artistes âgés. Cette immersion dans le quotidien de personnes à la mémoire fragile a façonné son regard sur le vieillissement et nourri son désir de raconter une histoire à contre-courant des récits de déclin. Pour incarner Ruth, la réalisatrice a choisi Kathleen Chalfant, comédienne au long parcours théâtral et cinématographique, capable de créer un personnage fort sans répétition, scène après scène, dans une construction organique. Le tournage s’est déroulé en résidence médicalisée, avec l’implication active des résidents, formés en amont aux métiers du cinéma pour apporter leur propre sensibilité au récit. L’esthétique, à la frontière du documentaire, privilégie la lumière naturelle, la proximité des visages et la vérité des gestes, captant l’intime avec délicatesse et laissant affleurer l’humour et la tendresse du quotidien.
Le projet a pris forme après plusieurs années de recherche, de courts-métrages et d’ateliers menés avec des communautés sensibles à la création artistique. La Villa Gardens, lieu du tournage, possède une forte culture de l’apprentissage et de l’ouverture, permettant une véritable co-création entre l’équipe et les résidents. Le scénario, bien qu’écrit à l’avance, a évolué au contact de leurs histoires, de leur humour et de leur vécu. Sarah Friedland a également collaboré avec la cheffe et auteure Molly Katzen, figure emblématique de la cuisine végétarienne américaine, afin de donner à la nourriture un rôle central et sensoriel dans le récit. Ce soin apporté aux détails culinaires, allié à l’authenticité des situations, renforce l’ancrage du film dans une réalité vécue, tout en lui conférant une poésie visuelle et humaine.

Ce qu’on retient du film
Un film qui surprend par sa mise en scène à la frontière du documentaire, principalement cette ouverture du film qui cultive les codes sans chercher à en sortir. C’est dans ce trouble étrange où l’on ne sait plus où nous sommes que le récit va chercher à nous enfermer dans un quotidien bâti sur des sables mouvants. Cette femme est désorientée et plongée dans un lieu inconnu.
« Dans un monde de destruction, le don de construire est précieux »
Elle doit apprendre à construire une nouvelle routine, composer sa réalité avec celle des autres.
Une vie s’articulant autour de la cuisine, de la gastronomie et de l’envie de faire plaisir par des sandwiches, sa grande spécialité.
À feu doux est un film rare, qui prend le temps d’écouter et de regarder autrement ceux qu’on réduit souvent à un rôle passif. Par le biais de Ruth, Sarah Friedland rappelle que vieillir n’efface pas le désir, ni la créativité, ni la capacité à tisser du lien. La cuisine, fil rouge de son quotidien, devient un langage universel, capable de dépasser les barrières de la mémoire. Loin des récits de déclin, le film choisit la lumière, l’humour et la tendresse pour peindre une vieillesse vivante, où chaque jour recèle encore des possibilités. On en ressort avec un regard renouvelé sur l’âge, le soin et l’importance de préserver les espaces où l’on peut continuer à offrir – et à recevoir – un peu de soi.
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13 août 2025 en salle | 1h 30min | Drame
De Sarah Friedland |
Par Sarah Friedland
Avec Kathleen Chalfant, Katelyn Nacon, Carolyn Michelle Smith
Titre original Familiar Touch
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Une réflexion sur “À feu doux : un portrait lumineux et sensible du vieillissement”