Quand la lumière vacille entre passé et psychose, que les souvenirs s’amassent comme les objets dans une chambre fermée, Crasse nous entraîne dans un labyrinthe sensoriel où la forme envoûte autant qu’elle dérange. Premier long-métrage de Luna Carmoon, le film laisse le spectateur dans un état second : rêve lucide ou bad trip ? Génie de mise en scène ou illusion stylisée masquant une trame vacillante ? La question reste suspendue, comme Maria dans son entre-deux intérieur.
📺 Crasse : entre rêve lucide, mémoire traumatique et dérive sensorielle, le premier film de Luna Carmoon frappe par sa puissance visuelle. Découvrez notre analyse complète de ce drame intime et viscéral.
Un conte de fées contaminé
La première partie du film, centrée sur l’enfance de Maria, est d’une intensité émotionnelle rare. Londres, 1984 : la petite Maria et sa mère vivent dans une bulle en marge du réel. Elles glanent les déchets du monde, collectionnent les traces, érigent leur cocon comme un royaume poétique à base de papier aluminium et d’ampoules grillées. Leur salon devient un théâtre de la mémoire, lumineux et toxique, imprégné du syndrome de Diogène comme d’une malédiction enchantée.
Mais tout bascule. Dix ans plus tard, l’adolescente Maria, désormais en famille d’accueil, retombe dans les eaux troubles de son passé avec l’arrivée de Michael, un homme fuyant son propre naufrage. La seconde partie du film s’enfonce alors dans une ambigüité dérangeante, où la suggestion se mêle à l’érotisation presque compulsive des postures, des regards, du corps même de Maria – devenu l’expression tangible de ses névroses.

Corps et chaos : l’héritage maternel
Maria a peur de disparaître, peur d’être seule, et c’est dans son propre corps qu’elle sculpte cette angoisse. Tout est sexualisé, tout devient langage du trouble : la brûlure infligée avec un fer à repasser, les regards glissants, les gestes à la fois tendres et tordus. Comme le dit la réalisatrice, « les objets ne blessent pas, les gens si »1 : Maria, dans sa compulsion à tout revivre, cherche à ranimer un lien maternel perdu, dans un rituel douloureux.
Ce lien à la mère traverse tout le film : une mère pie voleuse, figure mi-déesse mi-démon, marquée par une accumulation obsessionnelle qui devient le code génétique de sa fille. L’enfant ne juge pas, elle imite, puis se débat. La tentation de reproduire le schéma est constante, comme un cycle impossible à briser. Crasse devient alors une métaphore puissante des héritages émotionnels toxiques, de la reproduction inconsciente des drames intimes.

Des performances à fleur de peau
Difficile de détacher les yeux de Saura Lightfoot Leon, qui incarne Maria adulte dans une sorte de transe continue, entre enfant perdue et fée noire. Chaque geste semble chorégraphié, chaque regard chargé de rage muette. En face, Joseph Quinn compose un Michael brisé, presque spectre, oscillant entre attirance et manipulation. Il tente de s’accrocher à Maria, comme à une bouée de sauvetage émotionnelle. Quant à Lily Beau Leach, elle habite littéralement la petite Maria, fragile, lumineuse, étrangère au monde comme tombée d’une autre planète.
Tous les personnages semblent vivre en état de survie, comme s’ils luttaient pour rester dans le cadre social – la famille, le travail, la norme. Mais c’est un cadre qui les broie, les rejette. Crasse est aussi une critique silencieuse de l’inadaptation : à quoi bon correspondre quand on est né du chaos ?
Entre fugue dissociative et cinéma halluciné
Crasse oscille entre plusieurs registres : récit initiatique, conte mental, drame psychologique, et film de transe. Son esthétique, aux accents psychédéliques, rappelle autant Zulawski que Michael Haneke, mêlant hystérie, absurdité et poésie crue. Il y a quelque chose de viscéral dans cette manière de filmer le trouble : la psychose n’est pas montrée, elle est ressentie, vécue de l’intérieur.
La réalisatrice convoque ses propres souvenirs pour bâtir ce monde : son enfance, sa mère collectionneuse, la maison transformée en sanctuaire. Tout ici est personnel, intime, et cela se sent. Le décor, reconstitué à partir de ses albums de famille, devient personnage à part entière, mémorial vivant d’un passé encombrant.

Une œuvre à fleur de cicatrice
Avec Crasse, Luna Carmoon ne cherche ni la morale, ni le pathos. Elle filme des marges, des douleurs indicibles, des tentatives de survie camouflées en poésie du rebut. On sort de la salle comme d’un rêve moite, à la fois bouleversé et déstabilisé.
Est-ce un chef-d’œuvre ? Peut-être. Est-ce un film confortable ? Certainement pas. Mais il faut parfois frôler l’inconfort pour toucher à la vérité de certains vécus.
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11 juin 2025 en salle | 2h 07min | Drame
De Luna Carmoon |
Par Luna Carmoon
Avec Saura Lightfoot Leon, Hayley Squires, Joseph Quinn
Titre original Hoard
- « Je ne considère même pas cela comme une maladie mentale. Qu’un enfant grandisse dans cet environnement, comme Maria dans Crasse, n’est pas forcément indiqué, mais je me garderai bien de juger une personne adulte vivant ainsi. Les objets ne blessent pas, les gens si. » – Comme le précise Luna Carmoon dans une interview, en réponse à une question sur le syndrome de Diogène. ↩︎
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Une réflexion sur “Crasse | Un film entre transe, trouble et transgression”